Interview

(Entretien paru dans "Rue des Poètes" n°33, au Printemps 1999)


Deux petits yeux rieurs d’un gamin qui vient de faire une blague, un chapeau noir de poète cabossé, la barbe hirsute et les lunettes en bataille : voici VINCENT JARRY, au  « Vieux Tonneau », rue de la Roquette.

-  Jarry, que penses-tu de la Rosette ?
- Tant que c'est une belle assiette saucissonnesque c’est bien, mais si tu m'parles de celle qu’on accroche au revers des escrocs et des académiciens, elle me dégoûte et puis elle s’mange pas..

- Alors, parle-moi poésie.
- Ma mère déjà faisait des poèmes, j’ai appris à lire a 3 ans et mon père était inventeur. On était souvent une quinzaine à table, c’était juste après la guerre. On hébergeait du monde. On vivait dans une ex-future gare désaffectée, environ 19 pièces, à Sceaux, entre la gendarmerie et le bistrot, ce qui m'a permis d’assister a des échanges culturels intenses entre ces 2 lieux...
Mon père a d’abord bossé a Decazeville, comme ingénieur des mines. Là, bébé, j’ai été élevé, faute de petit parc, dans une malle comme Moïse.

- T‘as été sauvé des eaux, c’est pour ça que tu t’es mis au pinard ?
-  Sûrement oui ! Ma famille était généreuse, hospitalière mais un peu dingue : comme j’avais de mauvais poumons, j’ai passé des mois couché seul dans une piaule  où j'aurais fini fou sans la bonne autodidacte qui venait me visiter et qui m'a beaucoup appris. Jeune, j'ai donc été
squelette.
On avait 2 toubibs, un bon et un con. Le con a voulu opérer ma soeur d'une appendicite, alors qu'elle avait la typhoïde mais il allait à la messe et mes parents aussi, alors..
Le bon me disait « tu seras souvent malade, mais à chaque fois que ça ira, profites-en »

- Je vois que tu suis son conseil à la lettre.
- Ma mère écrivait des poèmes érotiques, elle était très amoureuse de mon père, jusqu'à la fin de leur vie, ils se roulaient des pelles...
Mon père improvisait des contes et on se retrouvait autour du piano et moi je chantais déjà faux. 'Y avait Ion Georghiu, qui est devenu grand architecte à New York et Bernard  Gautheron qui est chercheur à l'Institut de Phonétique et de Linguistique, des amis de 50 ans... Et Jean Rougeul : quand mon père l'a amené à la maison, je me suis dit « Tiens, voilà Ramsès II » , tellement il était maigre. Il a ensuite tourné avec Fellini, a fondé la « Rose Rouge » et la galerie 55, c'était un pote des Frères-Jacques.
Et puis, 'y avait Laurent Terzieff qui venait répéter, J. Dufilho... Ca donnait des bouffes extraordinaires mêlées de Compagnons du Devoir à qui mon père donnait des cours de résistances de matériaux...
Mon frère m'a appris la musique en poésie, drôle de type qui a quitté le Droit pour devenir sculpteur. Un autre ami, Pierre Lagarde m'a emmené à la Mutualité pour voir un truc d'Eutouchenko, poète russe, et Terzieff traduisait Elsa Triolet, ça a été la révélation pour moi : révélation du poème oral, du souffle de la voix qui passe et qui porte le texte, différence entre le poème lu et celui dit de mémoire et qui s'envole...

- Jarry, on s`fait une pause : ça fait longtemps que j'ai pas autant gratté et puis d'abord tu bois tout le pinard
Tiens v'là Esteban : « J'dérange pas ? »
- Si, on fait une interview
- Ah bon, j'peux rester ?
- Non, une interview ça s'fait à deux. C'est comme à confesse, si on est trois c'est que l'curé se fait faire une douceur, alors si tu veux passer sous la table tu commences par Jarry.
Et Jarry repart sur le vin qui est une nourriture essentielle pour l'homme


- Quand j'avais 2 ans, sur la table j'ai entamé une bouteille, j'l'ai plus jamais lâchée

Et de partir sur son rêve favori : une île déserte, un fil de pêche à l'orteil, une flûte, une guitare, un bateau tous les 5 jours qui délivre un gros tonneau de vin amené par trois jolies femmes qui lui font des câlins et l'aident a finir le vin...

- Vers 22 ans...
- Y'a longtemps
-  Oh oui, on m'appelait déjà « le poète », j`avais vu au théâtre de Vincennes, tenu par Debauche « Le Petit Arpent De Neige ›› joué par des Québécois à plusieurs voix. Ça m'a botté alors j'ai fait pareil à 7 voix et puis à 4, c'est bien d'interpréter un auteur à plusieurs.
Après j'ai été lecteur en allemand au Seuil. Les gens du Seuil ont aimé mes textes mais c'était pas le style de la maison « ce serait différent si vous étiez connu ››
Puis, j'ai fait un p'tit tour chez les militaires en bataillon disciplinaire 45 jours, un bras paralysé et un séjour au Val de Grâce en neuropsychiatrie, la j'ai eu vraiment peur.
Ensuite, programmeur-analyste chez Bull, j'ai été fiché « rouge ›› en 68 donc dangereux pour Big Brother et puis plein de boulots, rempailleur de chaises, électricien, marteau«piqueur, plombier, j'sais tout faire sauf opérer Raillon de l'appendicite !

- Ca tombe bien parce que c'est la typhoïde que j'ai !
- La maison où je vivais a brûlé avec toutes mes affaires, ma Femme est partie avec l'enfant, ma copine m'a plaqué et j'me suis retrouvé avec blouson, pull irlandais, un pantalon, des chaussettes et des bottes et un  cartable plein de manuscrits c'est tout !
Comme j'avais aidé quelques amis, 'y en a qui m'ont aidé mais pas forcément les mêmes, c'est normal c'est la roue qui
tourne...
A ce moment-là, j'ai eu un grand flash, j'ai croisé des amis qui chantaient dans les bistrots, je me suis souvenu qu'il fallait être
connu pour se faire éditer, alors j'ai appris quelques poèmes et j'ai commencé à les dire dans les bistrots, c'était en 73 et depuis, ça continue...

- C'est vrai maintenant t'es connu
- Cest vrai sinon on ne ferait pas le Lucernaire tous les mois.
Antaki, au cirque d'Hiver à Liège disait 'y a 20 ans que j'étais le seul poète oral en Europe.
A cette époque au Palais des beaux-arts en Belgique 'y a eu 40 poètes wallons et 10 français qui ont dit des textes de 7h du soir à 6h du matin devant 3000 personnes c'était super.
Une nana de France-Culture m'a demandé si on pourrait faire pareil à Paris, je lui ai répondu qu'il faudrait 'être vraiment
cinglé, et je l'étais alors.
Ça a pris 7 ans, et puis Pierre Barouh m'a dit d'aller voir Christíane Leprouh au Berry- Zèbre, elle a rigolé et m'a dit on va essayer et on a fondé Poèmes en Gros, détail et à la
commande en 1987.
Mais l'association s'est faite putscher donc j'ai recommencé en rajoutant Maison Vincent Jarry et C°
Je voulais publier des poètes mais pas à compte d'auteur, je connaissais des revues où tu publiais si tu filais 50 ou 100 balles...
On a fait le Berry-Zèbre tous les soirs à 18h30 ça a roulé pendant quelque temps, puis j'ai lancé la formule dans les bistrots parce qu'y a des gens qui ont peur du théâtre, le bistrot c'est plus libre, tu pars quand tu veux. Je fais théâtre et bistrots depuis 24 ans et en même temps les radios,
les journaux pour éditer et laisser des traces de ceux qui passent dans les bistrots.
On m'a proposé des concours de poésie car ça peut rapporter du fric, je trouve que c'est une saloperie car à un certain niveau de qualité, 'y a pas de meilleur et puis j'espère que les gens puissent dire « j'ai bossé avec
Poèmes en Gros ›› et que ça serve de
références... en toute humidité.

- Cest la bière Jarry, tu veux dire, humilité.
- En même temps en mai, j'ai dit aux copains, j'vais en Avignon. ]'vais trouver une salle. 4 jours après j'suis ervenu, j'avais trouvé le Moulin de la Galère.

- Cest toi qui l'a appelé ?
+ Cest Bergdoll et moi
- Joli nom d'aillcurs j'connais l'endroit
- J'avais failli y crever 2 ou 3 fois quand c'était un squat innommable, où j'ai failli crever d'intox alimentaire; et puis i'y suis donc revenu parce que j'aimais bien Bergdoll.
On y a fait des trucs aussi en hiver; c'était un endroit bien chargé où un tas de gens avait essayé de se tuer entre ivrognes et dealers et au milieu de tout ça, on faisait des spectacles.
Puis fermé et désaffecté à cause d'histoire de pouvoirs entre alcool et dope.
D'une poubelle Bergdoll avait fait un endroit vivable, puis ça a dégénéré...
Après, on a fait d'autres trucs à Avignon, au Dolphin Blues, au Cabaret des Teinturiers, dans un autre truc chez les curés où on s'est fait baiser et puis surtout dans la rue.
Au Berry, on a continué jusqu'à la fermeture. J'suis passé 2 ans au Tribunal comme président du Berry.
Tiens, je suis passé de « je » à « on »

- Ah oui, c'est intéressant.

Ya un un
Qui rencontre une une
Ya une une
Qui a rencontré un un
Et y a le un
Qui a joué à je tu
Et y a la une
Qui a joué idem
Et du un
Ou aperçoit le nous
EI de la hune
On aperçoit les vagues
Et aux crêtes de la vague
Ou aux vagues de la crêtes
On aperçoit le nous qui joue à un
Mais y a je
Je flippe un peu
EI y a tu
Tu m'impressionnes
Alors y a on
Qui dit
Tout con
On est là pour tu et je
VJ. (in « Elle :appelle Emma .)




- Bon Jarry, j'suis crevé, un peu pété, on se voit demain à 2 heures pour terminer ?
- J'ai compris comment passer du singulier à l'universel. A 11 ans l'aumônier dit « les juifs perçaient l'hostie et l'hostie se mettait à saigner », j'ai raconté ça à un copain juif, on s'est battu, puis notre prof, un Arabe nommé Tayeb nous a enseigné l'universalité des religions, la synchro était troublante et la leçon a été bien retenue et ça m'a donné la faculté d'extrapole : image poétique.

- Jarry, comment ça s'êcrit ?
-  Cest pas compliqué
Putain de chié de bordel de con, tu peux noter.

Ça recommence avec Jarry.
- Ravi, l'hindou, fantaisiste de l'ordinateur, sans savoir s'en servir et Marie-Pierre qui sait s'en servir mais ne connaît pas la logique indienne et moi qui, tous les jours passe une plombe a récupérer des textes perdus dans le disque dur et ça, au réveil ça m'agace.

- Bon Jarry, maintenant que t'as vidé tes boules on r'démarre !
- L`écriture, des fois ça vient tout seul, comme l`histoire de l'incontinent, après avoir fait une enquête sur la grève des marins-pêcheurs en 80. Ça, c'était à Sète. Et au même endroit j'ai mis trois mois à écrire « L'enfant qui marchait une rose à la main ». Cest comme un coup vite fait sous une porte cochère et un très gros câlin avec une femme que tu aimes.
J'ai écrit un livret d`opéra sur un thème qu'on m'a demandé et je l'ai écrit sur des musiques, là tu bosses dans le monde de l'autre.

- T'es un peu sur des rails (bien) et un peu en prison.
- Ouais, mais dans les prisons la parole est une forme de liberté (c'est pour ça qu'on coupait la langue ou qu'on a fait fermer la gueule à certains).
Dans le journal « Rue des Poètes ››, dans le feuilleton « L'histoire de la Panthère Douce et l'Aède le Gland » (c'est moi), à chaque fois qu'on ressort le journal j'me dis : ah merde il faut que je continue cette histoire !

- Mais, le feuilleton continue
- Mais il y a des développements qui dépendent de l'acrualité, j'fais ça dans un bistrot en essayant de me faire rire.

- Et il te faut combien de demis pour rigoler ?
- Tu rigoles sans demi _
« la Vie en tellement drôle
La prochaine fois que je serai mort
]'m'en rachèterai une nouvelle »

- Pour un commerçant, tu devrais apprécier

- On rn'a demandé de faire un truc contre Le Pen. J'ai dit ça m'intéresse pas au contraire, un mec qui vote Le Pen.
J'ai fait un roman qui s'appelle « Léo, colleur d'afiches ›› et j'ai enquêté dans des endroits très bizarres où j'ai en très peur 5 ou 6 fois. L'éditeur a eu peur et n'a pas voulu publier et d'ailleurs il me doit des sous... J'ai fait d'autres commandes, c'est bien les commandes car au moins tu sais qu`ça va être publié.
Tiens, une histoire romantique : en 81, j'ai rencontré une dame d'origine juive italienne, née à Johannesburg, ado au Cap, qu'avait une thèse su Robbe-Grille (spécialement emmerdant), puis un court-
métrage dont elle m'a proposé de faire le texte, donc, je l'ai visionnée 3 ou 4 fois.
Je lui ai dit la prochaine fois t'arnènes un magnéto et une bouteille de whisky et donc, j'ai improvisé le texte et à la fin, elle, qui était plutôt anglaise et figé, elle m'a dit « fantastique ›› ! Et on s'est retrouvé bouche à bouche.
En fait, je suis un feignant extraordinaire.

- Moi aussi, mais faut savoir travailler sinon ça dure trop longtemps
- On arrive à la fin de tes feuilles disponibles et puis l'écriture, c'est une joie sensuelle; c'est le plaisir d'un travail manuel comme si ta main était le guide de ton intelligence.

- Tu m'as pris à contre-pied

- Ben, j't'ai pas posé d'question. J'ai pas eu l'temps !
- Continue à marquer

- J'croyais que c'était fini
- Non j'vais pisser, pendant c'temps-là, trouve ton contre-pied !




=> ] 'ai pas eu l'temps de finir. ] 'me barre au Vietnam mais avec Jarry c'est jamais fini.
C'est pas un homme ce type c'est un vrai feuilleton ou un recueil de poèmes qu'on feuillette au hasard, c'est truculent, c'est plein d'amour, c'est cru et c'est troublant, c'est cul pmais quand c'est en colère, ça voit rouge et ça s'souvient que c'est la couleur préférée de son vin. Il en coulera encoore des torrents de Beaujolais, de Mâcon, et bien d'autres dans son gosier et le mien.
Merci Jarry d'être mon ami

(Propos recueillis par Philippe Raillon en 1999)